Récit de bataille
Le champ de bataille c’est le coeur des gens
Épisode 4/9 : « Rendre l’invisible visible »
Par Pierre Chopinaud
(Précédemment…)
La cible ne serait ni tous les maires, ni le ministre, elle serait au milieu, à la bonne hauteur : ce serait le recteur d’académie. Voilà, le méchant ça serait lui. Le problème c’est que c’était ni Godzilla, ni le Joker, personne n’avait encore entendu parler de lui, il allait donc falloir en faire un personnage. Mirela, Alisa, Emmanuelle et Lucie ont imprimé une photo de lui, investigué sa carrière, deviné ses valeurs : elles ont campé son personnage. Ca y est le casting était complet : le collectif des mamans allait pouvoir s’entraîner au combat et passer à l’assaut…
“ Le premier enjeu tactique a consisté à inventer un stratagème par quoi nous allions rendre l’invisible visible : constituer la preuve”
Alisa, Mirella, Lucile et Emmanuelle étaient prêtes pour le premier grand épisode du film dont le collectif des mamans allait être l’héroïne, pour la mise en oeuvre de leur première tactique, la première bataille, la première action. Et comme pour des acteurs qui vont jouer une scène ou des soldats qui vont partir au combat, elles ont commencé, avec mon aide,, par de l’entraînement, des répétitions, des simulations.
La première tactique devait permettre d’aller chercher les preuves des refus discriminatoires d’inscription scolaire. Or si les structures publiques savent discriminer avec méthode elles savent aussi structurellement rendre invisible la discrimination. Le premier enjeu tactique a consisté à inventer un stratagème par quoi nous allions rendre l’invisible visible : constituer la preuve. Nous avons donc élaboré un protocole qui consistait dans tout ce que devrait dire -et dans quel ordre- une maman-soldat-actrice, lorsque elle irait en mairie inscrire son enfant à l’école. Non seulement ce qu’elle devait faire et dire, mais aussi faire faire et faire dire à son interlocuteur. Nous avons écrit donc une scène avec dialogues qui variait en fonction de l’attitude de l’employé municipal : chaque maman devait connaître son rôle par coeur et surtout : chaque maman devait en entrant déclencher l’enregistreur de son téléphone afin de capturer l’infraction à la loi dont l’institution par ses agents se rendait coupable, mais égalemement les mots discriminatoires, racistes et insultants qui constituent, dans le monde tel qu’il est, la façon dont la société s’adresse quotidiennement à ces mamans et leur enfants.
“Il s’agissait donc de pousser à l’extrême, jusqu’à la caricature, sa propre vulnérabilité, sa propre faiblesse, pour la transformer en force et, par ce subterfuge, à pousser l’adversaire à l’erreur”
Une fois le stratagème établi, elles se sont entraînées, dans les petits camions-école de Askola, transformés en salles d’entraînement, en jouant des jeux de rôles : l’une jouait la maman, l’autre jouait l’employé municipal jusqu’à ce que chacune maîtrise assez son texte, son rôle, l’attitude à adopter en fonction des réactions de l’adversaire, pour aller avec confiance au “combat” : à la chasse aux preuves.
Nous savions que si c’étaient les membres meneuses, à savoir Mirela et Alisa qui partaient au combat en duel contre les agents municipaux, nous avions de grandes chances de perdre. Bien sûr elles avaient plus d’expérience, d’assurance, de confiance en elles. Mais dans la mesure où, comme elles exerçaient au quotidien le métier de médiatrice scolaire, elles étaient identifiées par les agents municipaux. Ces derniers seraient méfiants et ne seraient pas trompés par le stratagème. Toutes ont décidé ensemble que ce serait les nouvelles membres qui partiraient au front. Lorsqu’une femme ferait appelle à l’association Askola pour inscire son enfant à l’école, se serait une membre “anonyme” du collectif des mamans qui l’accompagnerait faire l’inscription. Mais sous son anonymat elle cacherait sa maîtrise d’actrices, de soldate, de militante.
Une des consignes qu’elles ont reçues c’était de surjouer, non seulement cet anonymat, mais surtout l’image stéréotypée que se font les agents municipaux des mamans qui vivent en bidonville. Elles devaient apparaître naïves, vulnérables, exagérer leur difficulté à comprendre le français et à s’exprimer. Ainsi l’adversaire serait en confiance, éprouverait à l’excès son pouvoir et son sentiment de domination et s’abandonnerait sans méfiance aux habituelles humiliations et discriminations. Il s’agirait donc de pousser à l’extrême, jusqu’à la caricature, sa propre vulnérabilité, sa propre faiblesse, pour la transformer en force et, par ce subterfuge, à pousser l’adversaire à l’erreur, et obtenir de lui les armes – les preuves, par quoi il se ferait battre.
“ce fut victoire sur victoire, pendant tout l’automne : chaque fois l’offensant refus était transformé en arme qui était retournée, non seulement contre l’agent municipal, mais contre tous ses supérieurs, jusqu’au maire de la ville, qui était en dernier ressort le coupable”
Et ça n’a pas manqué, ce fut victoire sur victoire, pendant tout l’automne : chaque fois l’offensant refus était transformé en arme qui était retournée, non seulement contre l’agent municipal, mais contre tous ses supérieurs, jusqu’au maire de la ville, qui était en dernier ressort le coupable. Chaque fois le duel tournait en la faveur de la maman qui obtenait une inscription rapide à l’école, grâce à l’épée de Damoclès que faisait peser le collectif sur tout le service municipal. Loin du front, “à l’arrière”, derrière le clavier de son ordinateur ou le mirco de son téléphone Lucile jouait son rôle, elle adressait la menace : “nous avons la preuve de votre infraction à la loi, vous avez illégalement refuser d’inscrire un enfant à l’école pour des raisons racistes, nous allons saisir le tribunal et prévenir la presse si vous ne vous exécutez pas !”
Les mamans rassemblées en collectif organisé, avaient, dés cette première action, forger le glaive qui allait faire trembler les césars du département, et qui ferait bientôt, nous le verrons, trembler jusqu’au cabinet du ministre de l’Education.
Mais revenons au présent : si l’épée de Damoclès ne suffisait pas, le collectif des mamans mettait la menace à exécution et Maîtres Ciuciu, Crusoé et Stoffaneller, les avocats alliés, passaient à l’action. La loi était du côté des mamans. Les méchants étaient à tous les coups perdants. C’était échec et mat de tous les côtés. Au-delà de ces premiers duels remportés, de ces petite victories qui s’enfilaient les unes derrières les autres comme des perles sur le collier de gloire de l’organisation, c’était chaque fois autant de preuves qui tombaient dans l’escarcelle en vue de la première grande action publique, le lancement du grand drame où les mamans allaient demander publiquement au grand méchant recteur de payer le prix de l’offense faite à leurs enfants.
“le spectacle de la fierté et du courage qui remplacent la peur et la résignation dans les coeurs. C’est-à-dire la naissance de la foi partagée qui relie les offensées en un seul choeur ”
C’est alors que je commençais à recevoir, en tant qu’organizer, la plus belle récompense après l’effort : le spectacle de la fierté et du courage qui remplacent la peur et la résignation dans les coeurs. C’est-à-dire la naissance de la foi partagée qui relie les offensées en un seul choeur. Je ne suis pas religieux mais je sais que c’est cet instant que partagent par exemple le chrétiens la nuit de pâques lorsque la lumière se partage entre tous, par les bougies, de flammes en flammes. Rendre l’invisible visible ce n’est pas seulement capturer la preuve. C’est voir s’allumer ce qui fait l’humanité des femmes et des hommes : la certitude que la justice arrive, non pas par hasard, mais par l’action.
Après des années à faire l’expérience de l’humiliation, non seulement en tant que maman coupable d’appartenir à un groupe méprisé et qui voit la vie de son enfant dégradée, humiliée mais aussi, en tant que travailleuse sociale qui n’arrive à rien changer, malgré la loi, malgré la morale, malgré que tout le monde apprend depuis qu’il est tout petit que la vie de tous les enfants se valent….Après des années de tristesse et de résignation, la peur commençait de changer de camp. Les derniers remplaçaient les premiers, la justice était proche.
“Comment vous pouvez faire ça à Monsieur le maire qui est quelqu’un de si bon ?” Le “ça” en question c’était simplement le pouvoir de faire respecter le droit à l’école d’un enfant rom et imposer que sa vie a la même valeur que la vie des enfants de l’importante dame qui pleure. La peur avait changé de camp.”
Je le sus avec certitude comme on sait que le printemps arrive en voyant les fleurs éclore lorsque Lucile, Emmanuelle, et Mirela me racontèrent un rendez vous qu’elles avaient eu, après le rude combat d’une maman au guichet avec le cabinet du maire d’une grande ville du département. Il y avait encore un mois, ces hommes et ces femmes “importants” étaient celles et ceux qui jetaient des rochers sur les mamans et les enfants qui arpentaient, depuis le bidonville, la montagne qu’est pour eux le chemin de l’école. A présent, les filles étaient assises au sommet en face d’eux. Elles les regardaient droit dans les yeux car c’étaient elles maintenant qui tenaient un rocher – la condamnation par le tribunal, la honte publique- au-dessus de leur tête. Ce jour-là, un des ces importants personnages, devant l’intransigeance des meneuses du collectif des mamans qui exigeaient l’inscription immédiate d’une enfant à l’école, est sorti de la salle en pleurant d’impuissance : “comment vous pouvez nous faire ça ? Comment vous pouvez faire ça à Monsieur le maire qui est quelqu’un de si bon ?” Le “ça” en question c’était simplement le pouvoir de faire respecter le droit à l’école d’un enfant rom et imposer que sa vie a la même valeur que la vie des enfants de l’importante dame qui pleure. La peur avait changé de camp.
(La suite dans le prochain épisode)