Récit de bataille

Le champ de bataille c’est le coeur des gens

Épisode 3/9 : « L’ordre de la justice véritable »

Par Pierre Chopinaud

 

 

(Précédemment…)

Après que la joie avait remplacé la peur dans  le  coeur de ces femmes,  Alisa et Mirela, leur demandèrent si elles étaient prêtes à se battre ensemble pour la vie de leurs enfants . Elles répondirent: “nous en sommes”. Nous avions créé le “collectif des mamans”.

 “La foi est l’élément immatériel qui relie les gens  pour former une organisation politique radicale”

Mirela, Alisa, Lucile et Emmanuelle formaient ce qu’on appelle  » une équipe meneuse » : c’est le petit groupe de gens très structuré qui va être la locomotive du train qui se met en chemin, qui va conduire et entraîner les autres.  Chacune avait son rôle : Mirela et Alisa usaient de leur nouveau pouvoir de rassembler et encourager, par le verbe, les autres femmes à passer à l’action; Emmanuelle et Lucile mettaient à contribution tous les savoirs dont elles avaient déjà la maîtrise (écriture, levée de fonds…), et moi, organizer,  je les aidais à réfléchir, concevoir, mettre en oeuvre, évaluer chaque étape du plan de bataille et du plan de  construction de l’organisation. On passait au moins deux heures ensemble deux fois par mois et chaque fois c’était deux heures de joie. Nous sentions dés le début qu’une grande force soufflait dans notre dos : pour certaines c’était la foi en Dieu, pour d’autres la soif de justice : nous avions raison et nous avions foi dans ce que nous allions accomplir. 

La foi est l’élément immatériel qui relie les gens qui se rassemblent pour former une organisation politique radicale. C’est aussi l’élément qui donne le courage  à chacun et chacune de prendre le risque de passer à l’action. La foi, c’est-à-dire la confiance : en  soi, en “nous”,  en ce que nous allons accomplir. Il revient souvent à un “organizer” d’être comme un premier moteur, celui qui va allumer la foi, donner confiance (en eux-mêmes, les uns dans les autres) aux membres de l’équipe meneuse qui à leur tour donneront confiance à chaque membre de l’organisation. Cette confiance c’est ce que le pasteur Martin Luther King (qui est à l’”organisation politique radicale” ce que Bruce Lee est au Kung Fu)   appelait l’”amour”. C’est cet  “amour” qui indique, d’après lui,  le sens de l’action, et la grande probabilité  de son succès : parce que le changement qu’elle appelle est dans l’ordre de la justice véritable. 

“Si nous avions besoin de la foi en la justice nous n’avions pas le temps d’attendre la fin des temps”

Pour revenir au “Collectif des mamans”, et plus précisément à l’équipe meneuse ;  le chantier qui était devant Alisa, Mirela, Emmanuelle et Lucile c’était d’écrire leur plan de bataille, de concevoir leur stratégie. C’était un peu comme écrire le scénario  de l’aventure dans quoi elles allaient entraîner les membres de l’ organisation. Il fallait imaginer les scènes successives -c’est à dire les tactiques- suivant un mouvement qui devait aller crescendo. Il fallait écrire le film dont  les femmes du collectif seraient les héroïnes. Et surtout il fallait trouver un nom et visage à celui ou celle qui aurait le rôle du méchant : c’est toujours le même drame qui se joue dans l’organisation politique radicale : à chaque David il faut son Goliath. Non pas parce qu’il s’agit d’imiter une fiction mais parce que au fond de toutes les histoires qu’on raconte depuis la nuit des temps, il y a le drame de l’injustice, et le rapport de pouvoir, la lutte, par quoi passe sa résolution. 

La première question  que se sont posées, pour concevoir leur stratégie,  les membres de l’équipe meneuse c’était :  quel changement  voulons nous ? Or le changement dont les mamans du collectif avait besoin était immense, aussi vaste qu’un océan, si immense qu’il  il fallait pour l’accomplir une révolution… ou la venue du messie.  Mais si elles avaient besoin de la foi en la justice, leurs enfants n’avaient  pas le temps d’attendre la fin des temps.  Elles avaient besoin d’accomplir un changement réel maintenant. Cette immanence est une condition nécessaire de l’organisation politique radicale : il faut transformer le réel ici et maintenant pour que le rassemblement des gens crée, par amour, du pouvoir. Et inversement : il faut du pouvoir pour créer dans le réel un changement radical.

“comment sortir du  désespoir quand on  mesure l’écart qu’il y a entre un le monde tel qu’il devrait être et le monde tel qu’il est réellement

Elles avaient déjà mis des visages sur cet océan : le visage de leurs enfants. Le changement dont elles avaient besoin c’était que la vie de leurs enfants ait la même valeur que la vie des enfants des gens puissants.  Mais devant cet océan que faire ? comment sortir du sentiment d’impuissance qui épuise les “faibles” et les décourage quand ils  mesurent l’écart qu’il y a entre l’idéal et la dure  réalité qui les écrase, entre le monde tel qu’il devrait être  (les vies de tous les enfants sont égales) et le monde tel qu’il  est réellement (la vie d’un enfant pauvre ne vaut rien pour les puissants) ? Pour ne pas que Mirela , Alisa, Lucile et Emmanuelle se noient  dans le désespoir que cause l’immensité de l’océan, il fallait  commencer  par isoler une petite mer intérieure :  pour elles, cette mer,  c’était l’école ! Et dans cette  petite mer :  une petite île qu’elles allaient pouvoir conquérir, parce qu’il y a un rivage qu’on voit à l’horizon et qu’on peut l’atteindre par une voie navigable. Cette petite île c’est ce qu’on appelle dans l’”organisation politique radicale” un objectif stratégique.  Et cette petite île dans la petite mer intérieure qu’était l’école, c’était les refus discriminatoire d’inscription scolaire dans le département de la Seine-Saint-Denis. 

Maintenant qu’elles avaient leur petit île en vue, la seconde question que se sont posées Alisa, Mirela, Lucile et Emmanuelle c’était : Quel est notre chemin, notre voie navigable ? Pour où allons nous passer pour atteindre notre but ? Après des heures à regarder dans la longue vue le chemin est apparu : le collectif des mamans  allait rendre aux puissants le coût d’un refus si élevé financièrement et politiquement  qu’il les dissuaderait à l’avenir  de manquer de respect à la vie de leurs enfants. 

“Il va s’agir  de forger les armes, le glaive, par quoi les mamans allaient commencer de faire payer aux puissants le prix de la dignité de leurs enfants”

Ce chemin c’est ce qu’on appelle  une théorie du changement. C’est le grand mouvement du drame qui va être vécu et joué au cours de la campagne d’actions. 

Maintenant il restait à imaginer les scènes qui allaient rendre ce mouvement concret, les tactiques par quoi la stratégie allait se réaliser. Grâce à l’action d’un autre collectif créé, développé et organisé par Conatus, (le collectif #EcolePourTous)  les refus discriminatoire d’inscription scolaire étaient devenus illégaux depuis quelques mois. 

Nous avions donc, pour cette aventure, de notre côté la loi.  L’équipe meneuse décida qu’Alisa et Mirela allaient devoir convaincre les autres femmes du collectif à s’engager dans une campagne de “testing”. Il s’agirait d’aller chercher, au guichet des mairies qui pratiquent à l’inscription scolaire de la discrimination dissimulée, les preuves qui allaient permettre de les faire condamner. Il s’agirait de forger les armes, le glaive, par quoi les mamans allaient commencer de faire payer aux puissants le prix de la dignité de leurs enfants. Non seulement elles exigeraient de la justice qu’elle condamne les maires à payer en argent, mais elles exposeraient  leurs méfaits le plus largement possible pour leur faire honte. Qui peut assumer publiquement d’empêcher avec méthode et intention un enfant pauvre et racisé d’accéder à l’école ? La mise au pilori serait désormais le prix à payer pour qui ne reconnaît pas dans les actes la valeur égale de la vie de tous les enfants. 

“Notre Goliath n’avait pas de visage ni de nom…C’était ni Godzilla, ni le Joker, personne n’avait encore entendu parler de lui, il allait donc falloir en faire un personnage”

Puisque parmi les  tactiques il y avait des actions juridiques et des actions publiques, l’équipe meneuse avait besoin d’embarquer dans l’aventure des journalistes et des avocats. Il se trouve qu’une des porte paroles du collectif #EcolePourTous qui avait rendu illégaux les refus d’inscription scolaire était depuis devenue avocate. C’était Maître Anina Ciuciu. Et elle avait elle-même, enfant, été  victime de cette discrimination. Alisa et Mirela ne pouvaient pas trouver meilleure alliée. C’était l’une d’entre elles. Elle tenait à la dignité de ces enfants comme à la sienne. A son tour Anina embarqua avec elle une de ses consoeurs, Maître Anna Stoeffeneller, en qui elle avait une grande confiance, ainsi que Maître Lionel Crusoé, qui avait fait condamner il y avait peu un maire  dans une situation similaire dans l’Essonne

C’est à Lucile  que revint le défi de rapporter la journaliste alliée qui allait raconter au grand public l’histoire et surtout faire la lumière sur les méfaits infâmes des méchants. Elles rêvaient d’une grande bataille, il fallait donc que l’audience soit forte : il fallait un grand journal, leur alliée fut une journaliste de mediapart, Faiza Zerouala. Lucile lui a révélé des éléments du  plan. Ses valeurs étaient conformes aux leurs : les vies de tous les enfants sont égales.  Leur victoire serait la sienne. Elle était dans le bateau. 

Tout était prêt pour l’action ? Tout ? non ! Il manquait le méchant de l’histoire.  Notre Goliath n’avait pas de visage ni de nom. Il y avait des candidats pour le rôle : la plupart des maires du 93 . Mais si il y a  trop de personnages dans une histoire, on ne comprend plus le drame. De méchant, dans une campagne stratégique, il n’en faut qu’un. C’est une cible. Il faut qu’elle soit unique et fixée. Si elle est multiple et mouvante, vous avez de grandes chances de la rater. C’est les besoins de la procédure en justice qui a aidé à décider : le cible ne serait ni tous les maires, ni le ministre, elle serait au milieu, à la bonne hauteur : ce serait le recteur d’académie. Voilà, le méchant ça serait lui. Le problème  c’est que c’était ni Godzilla, ni le Joker, personne n’avait encore entendu parler de lui, il allait donc falloir en faire un personnage. Mirela, Alisa, Emmanuelle et Lucie ont  imprimé une photo de lui,  investigué sa carrière, deviné ses valeurs : elles ont campé son personnage. 

Ca y est le casting  était complet  : le collectif des mamans allait pouvoir s’entraîner au combat et passer à l’assaut… 

(La suite dans le prochain épisode)