Récit de bataille

Le champ de bataille c’est le coeur des gens

Épisode 2/9 : « Une communauté d’amour pour nos enfants. »

Par Pierre Chopinaud

 

 

(Précédemment…)

Lorsque l’équipe d’Askola nous a parlé de la situation d’injustice qui accablait les parents et les enfants qu’ils accompagnaient sur le chemin de l’école, nous avons  dit : laissez tomber la morale, laissez tomber les règles de l’administration : on va essayer de forger ensemble “le glaive”, c’est à dire la force et le pouvoir dont nous avons besoin pour rendre leur dignité à ces enfants…

 

“Alisa et Mirela seraient les deux forces tournantes qui par leur mouvement allaient entraîner d’autres femmes  dans l’action”

Nous avons vu tout de suite qu’une des forces d’Askola c’était les gens qui faisaient partie de l’équipe. Pami les salariés, il y avait Mirela et Alisa, deux jeunes femmes, elles-mêmes mamans, qui avaient eu, par le passé,  le malheur d’habiter longtemps dans des bidonvilles ou à la rue, avec leurs enfants, et qui avaient trouvé en elles et autour d’elles, le pouvoir de s’en émanciper. Ainsi elles avaient par le passé vécu elles-mêmes l’injustice que rencontraient les mamans et les enfants qu’en tant que médiatrices scolaires maintenant elles accompagnaient. 

Si elles le voulaient bien, Alisa et Mirela seraient les deux piliers sur quoi nous allions fonder notre nouvelle organisation, ou plus exactement : les deux forces tournantes qui par leur mouvement allaient entraîner d’autres femmes qui leur ressemblent, mais que l’impuissance intimide et  paralyse, dans l’action. Nous allions devoir entraîner Mirela et Alisa au leadership. 

 « Dans l’état de subalternité, l’impuissance est telle qu’elle prive du temps requis pour s’efforcer de reconquérir sa dignité. »

C’était donc une chance d’avoir Mirela et Alisa dans l’équipe de départ. Car leur présence nous permettait de surmonter d’emblée un premier obstacle majeur que l’on rencontre dans ce type de situation. Dans l’état de subalternité qui est celui où  sont rendus les gens qui habitent dans des bidonvilles en France, l’impuissance est telle qu’elle prive du temps requis pour s’efforcer de reconquérir sa dignité. Tout le temps disponible est absorbé intégralement par l’impératif de la survie matérielle et biologique. l’état d’affranchies à quoi Alisa et Mirela avaient accédé grâce à leur situation salariée leur donnait le temps, donc le pouvoir, d’agir pour encourager d’autres femmes à passer à l’action. Il était en outre fondamental que l’appel à agir leur arrive de personnes qui partageaient ou avaient partagé leur condition.

Il a fallu en outre, pour que nous commencions à bâtir tous ensemble une organisation, que les employeurs de Mirela et Alisa, qui n’étaient autre que la deuxième partie de l’équipe, Emmanuelle et Lucile, décident qu’une partie du temps des employées  jusqu’ici consacré au service de médiation scolaire serait désormais dédié à l’action politique. Parmi ces quatres femmes il y avait une grande confiance, et un grand pouvoir de jouer avec leurs relations, leurs identités, et leurs histoires. Ce sont cette confiance, ce pouvoir, ce jeu qui ont permis de déclencher une telle force à partir de ce petit groupe de départ. 

 

« C’est là tout le sens de la “non mixité radicale” qui est une tactique délimitée dans le temps et l’espace d’organisation »

La première chose que nous avons faite ensemble : c’est organiser des groupes de discussion. Comme Mirela et Alisa avaient accepté d’être les piliers autour de quoi allait se rassembler un plus grand nombre, leur première tâche fut d’inviter d’autres femmes dont elles inscrivent habituellement les enfants à l’école  : “ j’aimerais qu’on se voit mais cette fois  pas en tant que médiatrice scolaire mais en tant que maman soucieuse de la vie de mes enfants. Je t’invite à prendre un café avec d’autres femmes pour échanger sur nos expériences de maman”

Pourquoi seulement des femmes ? Pourquoi pas des hommes ? D’abord parce que Mirela et Alisa sont des femmes. Ensuite parce que le but de cette tactique -le groupe de discussion- est de relier les gens qui y participent par le coeur et la raison afin qu’ils ou elles  forment, par la parole, une communauté d’expérience, de valeurs et d’émotion. Or après réflexion nous avons fait l’hypothèse que la présence d’un ou plusieurs hommes -comme la présence de toute personne qui ne partageait pas la même condition-    pouvait être un obstacle à cette opération de relation des cœurs. C’est là tout le sens de la “non mixité radicale” qui est une tactique délimitée dans le temps et l’espace d’organisation 

Un des outils de travail Askola : c’est le camion-école ; un petit camion dans la benne est transformée en salle de classe. Elles en ont deux. Ce jour-là pour organiser les groupes de discussions, Mirela Alisa Lucile et Emmanuelle ont transformé les camions écoles en petits salons. En raison de la non-mixité radicale de l’opération décidée collectivement, Lucile et Emmanuelle, qui sont habituellement les supérieures hiérarchiques des deux autres, ont considéré que leur rôle serait ce jour là d’être au service des autres : elle ont décoré le salon, tenu la porte, gardé les enfant, servi les cafés, et cueilli des fleurs. 

 «  Au coeur des histoires de ces mamans étaient leurs enfants et le droit qu’ils ont de ne pas souffrir les souffrances qui avaient été les leurs« 

Mirela et Alisa ont chacune accueilli quatre jeunes femmes un après-midi dans un camion-salon. Elles ont d’abord raconté chacune leur histoire, suivant un canevas que nous avions ensemble préparé : quelle fut l’expérience qu’elles eurent petite fille dans leur pays de naissance dans la mesure où même là-bas -en Roumanie-  elles appartiennent à une minorité -rom- , quelle raison, quel drame, quelle espérance les ont amenées à émigrer ; ce qu’elles ont souffert en arrivant en France, l’expérience de l’exil, de l’inconnu, de la pauvreté, et enfin le motif de leur effort pour user du moyen de l’école afin d’offrir à leurs enfants une vie meilleure que la leur, et surtout les difficultés qu’elles ont rencontrées. Au coeur des histoires de vie de ces mamans étaient leurs jeunes enfants et,  le droit qu’ils ont de ne pas souffrir les souffrances qui avaient été les leurs, mais surtout la colère qu’elles ont en face de tous ceux qui veulent les priver de ce simple bonheur. 

En plus de tenir la porte, servir le café et les gâteaux ce jour-là, Emmanuelle et Lucile avaient les jours d’avant fait répéter à Alisa et Mirela, comme  à des actrices, leurs histoires qu’ensemble nous avions couchées sur le papier. Le but de la tactique était de toucher par l’émotion le coeur des femmes afin de les  encourager  à passer ensemble à l’action. Après que dans les 2 petits camion-salons elles eurent chacune à toutes ouvert leur coeur, elles étaient toutes ensemble reliées par l’émotion et formaient une communauté de valeur et d’expérience, une communauté de souffrance et d’humiliation, mais surtout une communauté  d’amour pour leurs enfants. 

« ces dix femmes étaient prêtes  ensemble à passer à l’action parce qu’il en allait de la valeur qu’elles accordent à ce qui est le plus précieux au monde :  la dignité de leurs enfants « 

 

Mirela et Alisa avaient maîtrisée la tactique, exercer un leadership, entraîner par leur mouvement, leur pouvoir de parler, les autres autour d’elles et avec elles :  ces dix femmes étaient prêtent ensemble à passer à l’action parce qu’il en allait de la valeur qu’elles accordent à ce qui est le plus précieux au monde ; la dignité de leurs enfants. 

Alors après que, par le pouvoir de la  parole, le courage, la solidarité, la joie, avaient remplacé la peur, l’isolement, et la tristesse dans  le  coeur de chacune d’entre elles; Alisa et Mirela leur demandèrent si elles étaient prêtes à se battre ensemble contre les refus discriminatoire d’inscription scolaire dont étaient coupables les maires du département. elles dirent : “nous en sommes” et elles choisirent leur nom. Nous avions créé le “collectif des mamans -l’école pour nos enfants”. Et comme c’était la journée mondiale du droits des femmes, pour finir la journée,, Emmanuelle et Lucile vinrent offrir à chacune des  bouquets de rose. 

Maintenant il nous restait à passer à l’action et pour cela concevoir notre plan de bataille….

(La suite dans le prochain épisode….)