Récit de bataille
Le champ de bataille c’est le coeur des gens
Épisode 7/9 : « Celui qui domine n’en a jamais assez! »
Par Pierre Chopinaud
(Précédemment…)
La pression continuait de monter et le teléphone de Lucile dans son bureau continuait de sonner. Dans le bois, les méchants s’agitaient ; les conseils et menaces des bureaucrates de l’administration publique devenaient de plus en plus rapprochés. Jusqu’à ce qu’un jour d’hiver, quelques mois après la grande action de rentrée scolaire : tout fut au bord de s’effondrer. Alors que le collectif des mamans était au plus haut de sa puissance, que le coeur de chacune etait gonflé d’amour, de joie et de fierté, que chacune sentait la grande victoire approcher, un retournement les mena au bord de la défaite….
“Marina était si faible et si fragile, si impuissante, qu’il ne lui serait pas venue à l’idée qu’elle avait le droit de ne pas subir cette humiliation”
Un matin d’hiver, donc, comme cela arrivait encore chaque semaine, une jeune maman, Marina, qui vivait en bidonville s’était vu refuser l’inscription à l’école de son enfant par la maire de sa commune de résidence. En toute illégalité, elle avait comme nombreux autres parents été humiliée.
Malheureusement après un an de combat c’était encore la routine pour l’équipe meneuse du collectif des mamans. En dépit des nombreuses petites victoires obtenues, de nombreux maires du 93 préféraient encore être hors la loi et s’exposer au risque d’une campagne de honte publique qu’accueillir les enfants des squats et des bidonvilles dans les écoles de leur ville.
Pourquoi ? Parce que accueillir ces enfants dans les écoles, dans la communauté scolaire, comme la loi et les principes de la république les y oblige, c’est reconnaître qu’ils existent, qu’ils ont une dignité, des droits, comme tous les autres.
Au contraire refuser l’enfant à l’école c’est le rendre invisible, lui et sa famille, c’est les jeter dans le sac à ordure des vies qui ne comptent pas, des morts qu’on ne pleure pas. Et c’est donc se faciliter la tâche lorsque l’objectif est de faire disparaître le bidonville où il habite.
Mais revenons à Marina, elle était à nouveau comme le petit berger David impuissant. Après tant d’autres, elle vivait l’humiliation d’être empêchée par un puissant Goliath d’envoyer son fils à l’école.
Elle était si faible et si fragile, si impuissante, qu’il ne lui serait pas venue à l’idée qu’elle avait le droit de ne pas subir cette humiliation avec son enfant.
Ce sont les mamans du collectif, fortes de leur courage et de leurs victoires, qui vinrent comme à chaque fois l’entourer, lui expliquer ce qui lui arrivait, et surtout lui dire qu’elle avait, grâce à leur soutien, le pouvoir de se défendre et de gagner. Si elle décidait d’agir, c’est-à-dire d’aller en justice, dans deux jours son petit David serait sur les bancs de l’école.
“Bien souvent dans le coeur d’un opprimé, la peur conseille, en face de la violence et de l’arbitraire du pouvoir de ne pas agir, craignant que le moindre effort pour renverser la relation d’inégalité, n’aura pour conséquence qu’augmenter le poids qui écrase”
Le sentiment qui domine dans le coeur d’une personne en situation de grande privation de pouvoir c’est la peur. Elle ressent le poids de celui, à l’autre bout de la relation, qui la prive de son droit. Celui-là, son premier visage, c’est la dame, ou le monsieur du guichet. Mais la personne opprimée, Marina, sent bien que derrière ce visage, il y des papiers, des bureaux, des responsables : une bureaucratie, qui pèse de tout le poids de ses fondations, de ses étages et de son toit, de toute son architecture. Et sous le toit, le maire ou la mairesse dans son bureau, et son visage qui est le visage de la menace. Et plus une personne est privée de pouvoir, plus le rapport est inégal, plus le visage de la menace est dangereux et effrayant. Plus il apparaît tout puissant. Être en situation de grande privation de pouvoir, c’est non seulement ne pas pouvoir inscrire son enfant à l’école, mais ça peut-être soi-même ne savoir ni lire ni écrire, ne parler que la seule langue de la maison, ne rien connaître de la structure qui nous prive de pouvoir (et de droit, de dignité, de santé…) sinon la souffrance et la peur que nous cause sa pression. C’est remettre la décision quant à sa propre défense contre un agression du pouvoir à un autre. En l’occurrence, pour Marina, à son époux, qui partage avec sa femme la même conditon, mais jouit toutefois de la responsablité de décider du mouvement des deux.
Bien souvent dans le coeur d’un opprimé, la peur conseille, en face de la violence et de l’arbitraire du pouvoir de ne pas agir, craignant que le moindre effort pour renverser la relation d’inégalité, n’aura pour conséquence qu’augmenter le poids qui écrase. Ceci tient à ce que être privé de pouvoir c’est aussi ne pas connaître l’histoire d’injustice ou le rapport de force a été inversé. C’est ne pas connaître l’histoire de David et Goliath qui est si importante et qu’il faut raconter.
Or c’est un fait bien connu que dans la relation de pouvoir celui qui domine n’en a jamais assez et être faible devant un fort c’est nourrir sa volonté de vous prendre encore.
Ainsi Marina et son mari dirent aux mamans du collectif : “NON ! C’est trop dangereux. Quelle folie pour nous qui sommes si petits de tenir tête à des puissants ! Nous n’avons rien à gagner sinon ’à être écrasés plus encore, humiliés plus encore, souffrir plus encore ! Mieux vaut fuir, prendre ce qu’on a, et aller plus loin trouver ce qu’on trouvera, et notre enfant fera comme nous quand il grandira : ainsi va la vie des notres depuis toujours…”
“non seulement l’appartenance à cette communauté avait remplacé la peur par le courage dans leur cœur, la résignation par l’espérance, mais à force de se battre, elles avaient développé un singulier pouvoir de convaincre par la parole.”
C’était sans compter sur le pouvoir de conviction conquis par les mamans du collectif. Avant de former une communauté de lutte, chacune partageait le sentiment de fatalité et de résignation qu’éprouvaient Marina et son mari. Mais non seulement l’appartenance à cette communauté avait remplacé la peur par le courage dans leur cœur, la résignation par l’espérance, mais à force de se battre, elles avaient développé un singulier pouvoir de convaincre par la parole.
Ainsi elles provoquèrent Marina et son mari en leur disant que si ils n’avaient pas le courage d’agir pour la dignité de ce qu’ils ont de plus cher au monde, la chair de leur chair, leur enfant : qu’est-ce qu’ils étaient ? La mère d’un chien mourrait pour défendre son petit.
Ce n’était pas sans provocation. Mais ça toucha leur coeur et leur orgueil, celui de Marina surtout. Pour la première fois de sa vie, elle décida de passer à l’action sans attendre l’avis de son mari.
Le lendemain, elle était au tribunal, en compagnie de Alisa, Mirela, les meneuses du collectif, et de leur avocate Anina Ciuciu. Elle avait surmonté sa peur, trouvé le courage de se dresser avec les autres en face du visage du pouvoir qui l’humiliait. Elle était prête à se battre, à résister, renverser le rapport de force.
“C’était non seulement la première défaite mais c’était peut-être la fin de la guerre ! Le collectif des mamans avait été frappé par surprise et mis à terre”
Mais quelle fut ne pas leur stupéfaction lorsque, pour la première fois depuis le début de la bataille, contre toute attente, contre toute justice, contre l’esprit et la lettre de la loi, contre toute espérance, le juge donna raison au méchant Goliath….
C’était la catastrophe ! Lorsqu’on est un offensé, le courage qui semaine après semaine a rempli votre coeur, la joie, et la fierté qui comme la boule a force de rouler ont grossi pour être grosses comme le soleil peuvent en un instant être remplacé par le retour de la peur et de la tristesse. C’était non seulement la première défaite mais c’était peut-être la fin de la guerre ! Le collectif des mamans avait été frappé par surprise et mis à terre. Marina dans le coeur de qui les autres mamans avaient allumé la foi leur en voulait : elle l’avait illusionnée. Et les autres commencèrent à douter de leur pouvoir.
Car si le juge avait cette fois donné raison au maire pour quelle raison cette décision n’allait il pas la répeter ? C’était sans doute l’effet des pressions qui du côté des gens de pouvoir arrivait. C’était l’effet obscur de la structure qui contre-attaque. Le collectif des mamans était sonné.
(La suite dans le prochain épisode….)